Jerry Goldsmith :
The Chairman
Grandeur (toute relative) et décadence de Jack Lee Thompson ! Sa piètre fin de carrière dans le giron de la Cannon est parvenue à nous le faire oublier, mais le cinéaste n’a pas été que le mercenaire sans états d’âme derrière les plus consternantes pochades de Charles Bronson. Déjà à pied d’œuvre dans les années 50, il faisait alors la preuve épisodique d’une application et d’un talent d’artisan pas négligeables, avant que les fatidiques eighties ne le précipitent, à l’instar de pas mal d’autres réalisateurs variablement doués, dans des abîmes de médiocrité. Témoin de quelques-unes des dernières réussites de Thompson (l’ambitieux quoique pas tout à fait abouti The Reincarnation Of Peter Proud) puis de son inéluctable désagrégation (King Solomon’s Mines [Les Mines du Roi Salomon], ersatz décrépit des aventures d’Indiana Jones), Jerry Goldsmith s’est fendu à quatre reprises d’excellentes partitions qui lui ont permis d’exploiter un large spectre de son art protéiforme, tels ses indéniables dons pour un exotisme évocateur. Ainsi, l’hispanisant Caboblanco et, bien des années avant lui, The Chairman (L’Homme le Plus Dangereux du Monde), collaboration inaugurale entre les deux hommes, qui présente de séduisantes réminiscences des accents asiatiques de The Sand Pebbles (La Canonnière du Yang-Tsé) pour accompagner Gregory Peck dans sa vertueuse croisade contre le Péril jaune. La différence, capitale, tient à ce que Goldsmith avait ourlé la fresque de Robert Wise de mélodies souvent lumineuses, empreintes d’une enivrante tonalité douce-amère, alors que le Main Title de The Chairman prend la forme d’une implacable marche guerrière dont les cuivres rageurs évoquent moins les images d’Epinal d’une Chine verdoyante et creusée de rizières que des soldats sanglés dans leurs uniformes et défilant au pas de l’oie.
Suspense haletant et violence sèche ont beau être ses intraitables mots d’ordre, le film de Jack Lee Thompson jouit toutefois d’une discrète part de romantisme qui s’incarne dans le superbe The World That Only Lovers See. Bercé par un piano touchant dont joue Goldsmith lui-même, transcendé par le frémissement allant crescendo des cordes et des bois, ce Love Theme déborde à ce point de panache et d’émotion que grande est la tentation de le considérer comme l’une des pièces maîtresses du compositeur en la matière. Outre un Goodbye For Now à l’atmosphère mélancolique, son écriture chatoyante et merveilleusement ciselée illumine tout autant l’entame de A Late Visitor, avec un résultat à l’écran se parant cette fois d’une ironie subtile puisque le héros, loin des bras de sa dulcinée, doit affronter la beauté vénéneuse d’une Chinoise à la solde des services secrets de Mao. Ce passage, d’ailleurs, n’est pas long à abandonner ses faux-semblants romanesques pour céder la place au cisaillement strident des cordes et de la harpe, comme un abrupt rappel des dangers encore tapis dans l’ombre mais prêts à jaillir à tout instant. The Tour et Soong Chu eux-mêmes, qui présentent tous les apparats d’intermèdes élégiaques, voire quasi-pastoraux dans le cas du premier, dissimulent à n’en pas douter de sombres menaces, formulées à demi-mots par le timbre grave d’une flûte, les accents plaintifs du hautbois ou les lancinants glissandi des violons.
L’impressionnante reprise du thème de l’Armée rouge dans The Red Guard, qui voit les cuivres se déployer et rugir avec une férocité jusqu’alors inédite au sein de la partition, est à cet égard sans équivoque. L’insidieuse tension qui phagocytait des pistes en apparence paisibles se met brusquement à gonfler et croître, précipitant la fuite éperdue du personnage de Gregory Peck, les forces chinoises sur ses talons. C’est bien sûr le moment choisi par Jerry Goldsmith pour propulser un formidable triptyque de grondements d’action, qui débute avec un Escape bardé de ces saccades fiévreuses dont le compositeur, tout au long des années 70, fera l’une de ses marques de fabrique les plus aisément identifiables. Mais ce piano obsédant et ces cordes furieuses, qui battent à l’unisson d’une rythmique foncièrement martiale, ne font pas que prophétiser les gammes sèches et nerveuses de scores tels Capricorn One ou The Swarm (L’Inévitable Catastrophe). Leur retour dans l’explosif Fire Fight, suppléé cette fois par un vaste panel de cuivres et de percussions au martèlement virtuose, porte le germe des orchestrations plus lourdes et colorées qui, plus tard, deviendront l’emblème des spectaculaires musiques d’action que Goldsmith livrera à profusion dans les années 80. Avec, déjà, cette capacité innée à « charger » l’écriture symphonique, mais dans le sens le plus noble du terme, comme on le dirait des bas-reliefs, moulures et autres pièces ornementales vouées à rehausser la beauté d’une architecture, tandis que le « gros son » (qui n’a jamais aussi bien porté son nom) hollywoodien d’aujourd’hui consiste surtout à entasser pêle-mêle ces couches décoratives, pour un résultat, en règle générale, bien peu digeste.
Après que Goldsmith ait mis fin aux hostilités avec la cavalcade aussi brève qu’intense de The Fence, le sublime Love Theme fait sa réapparition attendue dans un End Title diaphane qui célèbre les retrouvailles du héros et de sa dulcinée avec une infinie tendresse. Pour autant, le Main Title n’a pas dit son dernier mot, et c’est à lui qu’il incombe de mettre un point final à The Chairman, dans le glorieux envol de sa fanfare militaire, parfait récapitulatif du brio, de l’inventivité texturale et de la maîtrise rythmique dont le grand Jerry avait déjà fait ses chevaux de bataille au cours des années 60.
Texte initialement publié sur UnderScores le 08/06/2011.