Chroniques

Max Steiner :
Gone With The Wind


Par Christophe Maniez 19/09/2022

En 1939, le producteur David O. Selznick emprunte à Warner Bros. son compositeur attitré, l’illustre Max Steiner, compositeur de musique de film considéré comme le meilleur de sa génération, pour mettre en musique Gone With The Wind, produit sous la bannière de Selznick International Pictures et qui sera ensuite distribué par la MGM. Le tournage, aussi chaotique qu’éprouvant, échoit à Victor Fleming, assisté de Sam Wood (et remplaçant George Cukor, congédié peu après le début du tournage). Mais si Selznick est un producteur parfois généreux, il est aussi très exigeant, capable d’une ingérence méthodique et quotidienne dès qu’il s’agit de concevoir un film, y compris dans la musique, au grand dam des compositeurs choisis.

Si, pour certains, le 13 porte bonheur, pour d’autres, c’est le malheur, la guigne, la poisse. Pour Steiner, choisi par Selznick, le chiffre 13 sera synonyme d’une somme interminable d’efforts qui vont le laisser un temps complètement exsangue. Car, fin 1939, et rien que sur cette année, Steiner en est à sa treizième musique de film ! Et pour Gone With The Wind, film historique et romanesque fleuve, il doit écrire près de trois heures de musique ! Selznick, au départ, voulait que Steiner utilise et adapte seulement des airs classiques célèbres et des ritournelles issues de la période de la guerre de sécession. Si Steiner n’est pas hostile à la deuxième des exigences du producteur, il est carrément contre la première idée. Pour lui, procéder de la sorte va amoindrir l’impact des images et distraire le spectateur. Steiner, finalement, parvient à convaincre Selznick de la nécessité d’une musique originale. Cette force de conviction et de persuasion lui permet alors de livrer l’un des thèmes musicaux les plus iconiques du cinéma, le Tara’s Theme, devenu aujourd’hui l’archétype de la musique épique et romantique, maintes fois copié, souvent brocardé mais jamais égalé.

Devant l’énorme quantité de musique à écrire, Steiner joue la carte de l’honnêteté. Il appela Selznick pour lui dire que, peut-être, il lui sera difficile d’en arriver à bout seul. Le producteur demande alors à Franz Waxman (qui avait l’habitude de travailler avec le réalisateur Victor Fleming) s’il peut épauler Steiner en cas de retard important dans l’écriture de la partition. Mais Steiner, malgré la pression, réussit à délivrer quasiment toute la musique demandée, son confrère n’écrivant que deux courts morceaux (totalisant à peine une minute).

Au début des années 70, le chef d’orchestre Charles Gerhardt entreprit, pour le compte du label RCA, une série de réenregistrements des musiques de films du Golden Age américain. Evidemment, il ne pouvait pas passer à côté de l’opportunité de dépoussiérer la bande originale de ce classique au son quelque peu nasillard ! En résultera un album de 43 minutes des moments-clé du film dans lequel on peut identifier les thèmes écrits par Steiner pour les principaux personnages (on les y entend tous, de manière plus ou moins développée) plus une bonne dizaine de sous-thèmes et motifs récurrents dans le film, présentés sous la forme de mini-suites orchestrales. Mais, malgré leurs (très grandes) qualités respectives, aucun n’atteint la puissance évocatrice du Tara’s Theme, celui de la plantation de la famille O’Hara. Steiner dira d’ailleurs à propos de ce thème : « Je peux parfaitement comprendre l’attachement pour le domaine de Tara (…) cet amour pour la terre où (Scarlett) est née (…) Voilà pourquoi le thème de Tara ouvre et clôt le film et infuse chaque fibre de la partition toute entière. » Superbement représenté dans le Main Title, d’un lyrisme bien évidemment totalement old fashionned voire carrément outrancier, mais aussi irrémédiablement jubilatoire, le thème de Tara connait ici quelques reprises assez savoureuses. Ainsi la troisième piste, mélancolique et douce, la septième, pleine de compassion pour le domaine en ruines, et la neuvième, emplie d’un espoir de reconstruction par l’entremise d’un hautbois délicat et de cors orgueilleux).

Le film fait aussi usage de plusieurs musiques de danses, rassemblées par Gerhardt dans une même piste avec, pêle-mêle, un charleston enjoué, une polka endiablée, une valse d’une certaine noblesse pour finir sur un pastiche de french cancan si amusant qu’on croirait presque avoir été écrit par Offenbach lui-même ! On peut également retenir la fluidité et la délicatesse du Melanie Love Theme, qui vient se perdre dans le Tara’s Theme avec une adresse confondante. C’est aussi cette habileté qui prévaut dans la plupart des musiques illustrant les évènements dramatiques de la guerre de sécession, avec le sublime Scarlett Walks Among The Wounded que n’aurait pas renié un John Williams. Tout l’album repose sur la puissance, le lyrisme et l’émotion qui naissent dans les mains expertes des musiciens du formidable National Philharmonic Orchestra.

La sélection des morceaux ne fut d’ailleurs pas aisée car il fallait rester fidèle non seulement à l’esprit général de la musique mais aussi aux moments clés de l’histoire. La richesse de la musique de Steiner est assez inouïe et on peut aisément s’y perdre. Charles Gerhardt eut donc cette idée de condenser la partition fleuve pour qu’elle tienne sur un LP (donc, pas plus de 45 minutes). C’est cette version qui ressortira en 2010, sous l’égide du label Sony. Plusieurs tentatives de rassembler les principaux thèmes dans un nouvel enregistrement eurent lieu dans les années 60, mais souvent avec un orchestre aux proportions quelque peu tronquées. Il faudra attendre l’intervention de Gerhardt et ses discussions avec le compositeur pour avoir finalement droit à un réenregistrement fidèle aux principaux thèmes avec un orchestre symphonique de même taille que celui qui fut utilisé à l’origine. Indispensable !

Texte initialement publié sur UnderScores le 01/11/2019.